« Les Trois Royaumes », une épopée chinoise qui continue d’inspirer le jeu vidéo


Pourquoi un roman écrit il y a plus de 600 ans inspire-t-il aujourd’hui les créateurs de jeu vidéo ? Wo Long : Fallen Dynasty, sorti le 3 mars sur PC, PlayStation (4 et 5) et Xbox (One et Series) est une relecture sombre des Trois Royaumes de Luo Guanzhong, un classique de la littérature chinoise. Le studio japonais Team Ninja applique à cette épopée l’esthétique de la dark fantasy – genre fantastique dans lequel la magie noire instille une ambiance morbide.

Cette adaptation n’arrive pas seule. Le jeu narratif Reigns : Three Kingdoms (2022) nous a récemment immergés dans les intrigues politiques de l’époque, tandis que Total War : Three Kingdoms (2019) met à l’honneur la stratégie militaire.

Quant à la série Dynasty Warriors, elle est devenue depuis un quart de siècle un porte-drapeau des Trois Royaumes. Inaugurée en 1997, elle cumulait plus de 20 millions de ventes en 2020, selon son éditeur Koei Tecmo. Preuve que littérature ancienne et jeu vidéo peuvent faire bon ménage.

« Shin Sangoku Musō » (2000), appelé « Dynasty Warriors II » hors du Japon, est bien plus qu’une pépite de la PlayStation 2. Ses combats en 3D dans des arènes géantes contre des centaines d’adversaire ont codifié un sous-genre du jeu d’action japonais : le « musô ».

De la littérature aux « musô »

Remontons brièvement à l’inspiration première : Luo Guanzhong a romancé des faits historiques qui se sont déroulés entre la fin du IIe siècle et celle du IIIe siècle. Il en a tiré une fresque fleuve riche d’une centaine de personnages. En toile de fond, le lecteur assiste à l’effondrement de la dynastie Han, au morcellement de son empire et au chaos politique et social qui s’ensuit.

Avant de s’explorer sur consoles ou PC, Les Trois Royaumes sont un trésor de la littérature chinoise. Le roman est aussi important que l’œuvre de Shakespeare pour les anglophones, détaille au Monde Wenqing Peng, professeure associée au département de traduction de l’Université Soochow à Suzhou (Jiangsu). « L’ouvrage a eu un impact profond sur différents aspects de la culture chinoise, que ce soit dans les stratégies politiques, les batailles militaires, les relations interpersonnelles, les croyances religieuses, etc. », avance celle qui a publié un article universitaire sur la traduction chinoise de Total War : Three Kingdoms.

Paradoxalement, le pays d’origine des Trois Royaumes n’est pour rien dans ces adaptations. Ce rayonnement dans l’industrie est originaire du Japon, où le livre est traduit à partir du XVIIIe siècle. « C’est un récit très populaire, confirme au Monde Masaaki Yamagiwa, producteur de Wo Long : Fallen Dynasty. Dans ma jeunesse, il y avait énormément de mangas, de romans et de programmes télés basés dessus. »

L’immense galerie de personnages des « Trois Royaumes » permet à « Wo Long : Fallen Dynasty » d’en tirer des boss redoutables. Ici, le parricide Lü Bu, monté sur sa légendaire monture Lièvre Rouge. Bon courage pour le vaincre.

Cet engouement nippon au XXe siècle s’explique notamment par le succès du roman Sangokushi d’Eiji Yoshikawa (non traduit), publié en feuilleton à partir de 1939, rappelle Pierre-William Fregonese, professeur associé en sciences politiques et relations internationales à l’université de Kobé. Il est ensuite adapté en manga par Mitsuteru Yokoyama entre 1971 et 1987, puis transposé en animé, ajoute-t-il.

Qu’est-ce qui plaît dans ce roman ? « Le récit et surtout ses personnages sont fascinants. Des politiques, des stratèges et des maîtres d’armes s’affrontent dans un monde exotique où les rapports de force ne sont pas figés, d’où un goût très marqué des garçons japonais pour cette histoire », estime le chercheur français.

Le Monde

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Après les mangas, viennent les jeux vidéo. Le studio Koei s’en empare pour la première fois en 1985 avec Romance of the Three Kingdoms, point de départ d’une série comptant aujourd’hui quatorze épisodes principaux. Cet univers devient la marque de fabrique du puissant éditeur (devenu Koei Tecmo), à compter de Dynasty Warriors (1997) – dont le deuxième épisode initie à lui seul un nouveau genre de jeux d’action (les « musô », dans lesquels il faut faire face à des armées entières) –, qui décline Les Trois Royaumes au cours de plus de trente épisodes. Le récent Wo Long : Fallen Dynasty, qui met en scène des combats intransigeants inspirés par les arts martiaux, est la dernière tentative en date de l’entreprise de revisiter cette épopée.

Lire aussi : Pourquoi « Zelda » s’est initié à l’art de la guerre
La carte en pixels de « Romance of the Three Kingdoms » (1985) sur Amiga. Attention, spoilers : il y a bien plus de trois royaumes dans « Les Trois Royaumes ».

L’art de la guerre

Les équipes de Creative Assembly, spécialistes britanniques du jeu de stratégie, ne se sont pas formalisées de la méconnaissance occidentale pour ce récit au moment de se lancer, pour le compte de l’éditeur japonais Sega, dans le développement de leur propre adaptation des Trois Royaumes.

« Une période intemporelle, des personnages plus grands que nature, des intrigues politiques et des batailles à une échelle sans pareille… C’est en phase avec notre ADN », considère Janos Gaspar, coréalisateur du jeu Total War : Three Kingdoms (2019) qui propose de rejouer des batailles légendaires.

Pour ce passionné de cinéma hongkongais, tant pis si les profanes ne sont pas familiers avec de grandes figures telles que Cao Cao, Liu Bei ou Zhuge Liang, l’expérience interactive doit primer : « Il y a une dimension “bac à sable” dans Total War. Vous pouvez aussi bien vous immerger dans l’histoire que la transgresser en vous disant : “Que se serait-il passé si j’avais fait telle alliance ? ” “Quel scénario alternatif y a-t-il ? ” »

« Total War : Three Kingdoms » nous mets dans la peau de grands chefs de guerre. A gauche, le tyran Dong Zhuo. A droite, le premier ministre Cao Cao, figure emblématique des « Trois Royaumes ». Aucun des deux n’est un enfant de chœur.

La possibilité pour les joueurs de changer (ou non) le cours de l’histoire ne dispense pas pour autant les développeurs de suivre au plus près le matériau originel. Une documentation minutieuse afin de coller au mieux aux batailles décrites dans l’ouvrage, ainsi qu’une traduction assurée par des équipes chinoises familières de l’œuvre de Luo Guanzhong, ont permis d’éviter les faux pas auprès du public chinois. Sa publication sur ce marché très fermé – mais comptant le plus de joueurs au monde – a assuré une réception hors norme au titre : une semaine après sa sortie, il s’est écoulé à plus d’un million d’exemplaires.

Des récits déstructurés

Les 7 000 pages du roman de Luo Guanzhong garantissent une abondante source d’inspiration pour créer des mécaniques de jeu, explique au Monde Yuyo Li, productrice du jeu de société chinois Killers of the Three Kingdoms, devenue scénariste de Reigns : Three Kingdoms (2022). C’est elle qui a suggéré au studio britannique Nerial de décliner l’épopée dans Reigns, série dans laquelle on incarne des souveraines et souverains devant décider de la politique de leur royaume.

A la manière de Tinder, « Reigns : Three Kingdoms » propose au joueur de naviguer dans son histoire en « swipant » à gauche ou à droite après avoir tiré une carte.

Peu importe si le jeu, distribué sur mobile à travers Netflix, n’a a priori pas vocation à être diffusé en Chine… L’idée d’adaptation de ce roman a séduit le réalisateur de la série, François Alliot. Le caractère touffu et irrégulier d’œuvres anciennes telles que Les Trois Royaumes, qu’il rapproche de L’Iliade d’Homère, est selon lui plus en phase avec l’écriture vidéoludique que ne le sont des romans modernes ou des films, dont la durée est circonscrite par la taille d’un livre ou une durée de diffusion en salle, rapporte-t-il :

« Ici, il y a énormément de personnages et énormément de thématiques… Ça va de la vie quotidienne jusqu’aux armées – et puis il y a un côté fantastique aussi. C’est le genre d’épopée qui peut sembler un peu déstructurée, mais en fait c’est un matériau très adapté pour un jeu comme le nôtre : chaque joueur va avoir une façon différente d’explorer ce monde et de reconstruire peu à peu l’histoire. »

Un gros pavé – de préférence bien poussiéreux – peut finalement se montrer le meilleur allié d’un développeur de jeux vidéo.



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